Dépendance et cinquième risque : vers une assurance obligatoire ?

Dépendance et cinquième risque : vers une assurance obligatoire ?

Certaines équations ne donnent pas exactement le résultat que l'on souhaiterait. La réforme du financement de la dépendance, dite du « cinquième risque », est officiellement « plus simple à régler que celle des retraites ». Elle suppose cependant que le professeur agrégé de lettres classiques chargé du dossier règle un problème de calcul dont le résultat est simple, mais désagréable. Les données du problème, posé par le ministre du Travail et de la Solidarité, Xavier Darcos, lui-même, sont les suivantes. Un, il n'est pas question que « cinquième risque » rime avec « cinquième déficit », ce qui signifie que des « solutions innovantes » (comprendre : un partenariat public-privé avec les assureurs) soient trouvées. Deux, la solidarité nationale  « doit rester la première source de financement ». Mais, trois, comme elle ne sera pas suffisante, il faudra bien la compléter. Par de la « solidarité familiale », d'abord, via des ponctions sur l'assurance-vie ou même un système de reprise sur héritage, sorte de « viager à soi-même ». Par de la « solidarité personnelle », ensuite, oxymore signifiant le nécessaire recours à des couvertures d'assurance.

Généraliser l'assurance dépendance suppose au préalable de régler quelques considérations techniques. Le cabinet du ministre et les assureurs s'y attelleront à partir de cette semaine. La première chose à caler est l'adoption d'une définition « solide, compréhensible, opposable » de la perte d'autonomie, afin d'éviter tout débat sur les critères d'entrée en dépendance. La seconde porte sur ce qu'il faudrait mettre dans un contrat d'assurance digne de ce nom - minimum de garanties, revalorisation des rentes, portabilité des droits... L'idée d'une labellisation n'est d'ailleurs pas exclue. Mais là n'est pas l'essentiel. Car régler la question du financement de la dépendance (qui coûte, tout compris, près de 20 milliards d'euros à la collectivité) suppose surtout de répondre à deux grandes questions. La première porte sur le périmètre d'intervention de l'Etat et, partant, sur l'articulation entre ce qui relève du public (la solidarité nationale) et du privé (le patrimoine et l'assurance). Faut-il maintenir un socle universel, accessible à tous ? C'est plus ou moins ce qui existe aujourd'hui avec l'allocation personnalisée d'autonomie (APA). Versée à 1,11 million de personnes, plus ou moins dépendantes, son coût explose (5 milliards d'euros), et elle rate sa cible puisque les 460 à 490 euros mensuels versés en moyenne sont insuffisants pour les cas les plus lourds. Ou faut-il faire le choix, douloureux mais réaliste, de limiter l'intervention des pouvoirs publics à ceux qui en ont le plus besoin, autrement dit ceux qui sont à la fois les plus pauvres, les plus vieux et les plus malades ?

La seconde grande question porte sur ce qu'il conviendrait d'inventer pour enrôler le plus grand nombre dans un système d'assurance privée. « La perte d'autonomie est un risque assurable à moindre coût », insiste Bernard Spitz, président de la Fédération française des sociétés d'asurances. Oui, mais à condition de ratisser très large. Dit autrement, il faut que la base de mutualisation soit la plus importante possible, et que les gens s'y prennent tôt, idéalement avant 40 ans. Près de 3 millions de Français ont déjà une assurance dépendance. Le problème est que ces contrats reposent aujourd'hui sur une équation économique bancale. En clair, payer pendant une vingtaine d'années 359 euros par an en moyenne pour in fine avoir la certitude de toucher 543 euros par mois en cas de dépendance, c'est à la fois trop (côté cotisation) et pas assez (côté prestation). Une dépendance lourde coûte au moins 2.500 euros par mois, et la retraite moyenne est de 1.200 euros. Même avec l'APA, le compte n'y est pas. L'assurance diminue le reste à charge, mais ne le gomme pas.

L'autre problème est que ce type d'assurance repose sur des mécanismes de prévoyance, et non d'épargne. C'est la seule façon de rendre la chose correctement « assurable ». Mais cela signifie que ceux qui finiront leur vie en pleine forme auront cotisé à fonds perdus. Et cette perspective, quoi que l'on en dise, a du mal à entrer dans les moeurs. Bref, le système a toutes les chances de dissuader ceux qui sont trop pauvres pour se payer une assurance, ou trop riches pour en percevoir l'utilité. Bien sûr, il est possible d'envisager des mécanismes incitatifs, qu'ils relèvent de la carotte (déduction fiscale des cotisations, aide à la souscription), ou du bâton (reprise sur héritage). A  cet égard, les assureurs n'ont qu'une idée : réussir à dupliquer ce qui a été accompli avec succès à Singapour avec le plan Eldershield, un mécanisme tellement bien ficelé qu'il en est, de fait, devenu quasi obligatoire. Le rêve. Mais la France n'est pas Singapour.

Bref, on a beau tourner le « Rubik's Cube » dans tous les sens, tenter de bouger une ou deux variables dans l'équation, une solution désagréable s'impose : pour être sûr que cela marche, le plus efficace serait une assurance obligatoire. Au moins partiellement, pour que les Français aient le pied à l'étrier. Cette piste, dont les quelques partisans (assureurs ou politiques) commencent à se déclarer, « n'est pas écartée a priori par le gouvernement », lâche le cabinet de Xavier Darcos, précisant aussitôt que « rien n'est décidé ». Ce serait effectivement une première. Mais on peut imaginer greffer une assurance dépendance obligatoire à une autre couverture, comme la complémentaire santé ou la multirisque habitation, ou la généraliser via l'entreprise. Accessoirement, cela remettrait l'accent sur une solidarité intergénérationnelle un peu passée de mode. Le plus dur, dans l'affaire, serait d'expliquer pourquoi, face au défi du vieillissement, il n'y avait pas d'autre choix. Et de résister à la tentation d'enrober la chose de telle façon que cette assurance obligatoire taise son nom.

Source : Les Echos